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Il était 17h30 passées quand il rentra. La température tournait encore aux alentours des 40 degrés. Espérer qu’elle baisse jusqu’à 30°C dans la nuit et pouvoir éteindre la climatisation, était-ce trop optimiste ? Le temps était à la pluie pour le lendemain. Il voulait conserver la batterie au cas où le soleil tarde à revenir et qu’il devienne difficile de la recharger.

 

— Je suis rentré !

 

Rien.

 

— Papa, je suis rentré !

 

Le vieil homme était sur le canapé, assoupi, un cahier dans une main et rien dans l’autre. Le crayon lui avait glissé d’entre les doigts et était à ses pieds.

 

— Hein ? Oh ! Tu es rentré ? Tu étais parti ?
— Oui, les funérailles de Mme Yamashita.
— Oh… C’était aujourd’hui ? Attends… Mme Yamashita est morte ? Quand ça ?
— Il y a deux jours.
— Ah… Je pensais lui avoir parlé hier…
— Non, Papa. Tu n’as pas dû la voir depuis deux ou trois mois. Elle ne sortait plus beaucoup depuis son coup de chaud de l’été dernier, tu sais.
— Mmm… Ah oui, c’est ça. Elle a eu son coup de chaud l’an dernier. Oui… Et elle en est morte un an plus tard ? C’est quand même bizarre ça, non ?
— Non, Papa. Ce n’est pas ça qui l’a tuée. C’est juste son cœur qui a lâché.
— Ah, je vois. Ça me rappelle quand j’étais gosse. Les vieux mouraient souvent parce que leur cœur lâchait. Et puis il y avait les attaques aussi – on les a appelées AVC ensuite, ça faisait plus scientifique. Et puis il y a eu de plus en plus de cancers. Ils tuent moins aujourd’hui, c’est déjà ça. Et aujourd’hui, c’est les coups de chaud. À croire que chaque époque à sa façon de tuer les vieux.

 

Kei écoutait son père, acquiesçant de temps à autres.

Sur l’île, on disait qu’il avait bien de l’abnégation et du courage d’être resté pour s’occuper de son vieux père. Surtout que la petite communauté devenait peu à peu un grand mouroir. Certains pensaient qu’il avait une dette envers son père, qu’il ne faisait qu’attendre que le vieux y passe et qu’il disparaîtrait dès le lendemain des obsèques. Kei savait d’où provenaient ces ragots. De voisins dont les enfants étaient partis pour ne jamais revenir. Il ne disait rien. Il les plaignait plutôt qu’autre chose.

En vérité, Kei n’avait aucune intention de partir. Il aimait cette île autant que son père. Et puis, partir où ? Sur l’île principale de l’archipel ? Les choses n’y étaient pas meilleures. Bien sûr, il était curieux de savoir ce qu’il se passait dans les villes. Quelles étaient les parts de vérité et d’affabulation dans les rumeurs qui leur parvenaient ? Les zones urbaines étaient-elles vraiment désertées ? Ces lieux où les gens s’entassaient par millions dans sa petite enfance n’étaient-ils vraiment plus peuplés que de quelques dizaines de milliers de personnes, tout au plus ?
Les deux idées lui semblaient aussi absurdes l’une que l’autre. Comment dans le passé, les gens avaient-ils pu en arriver à vivre ainsi entassés les uns sur les autres et entourés de béton ? Et comment aujourd’hui ces mêmes lieux pouvaient-ils se retrouver presque vides de toute vie humaine ? Les événements de la fin de son enfance avaient eu un impact notable sur la démographie. Mais à ce point ?
Quant aux campagnes, elles possédaient plus de ressources que les îles et que les villes, mais plus de dangers aussi. Les bêtes sauvages étaient redevenues maîtresses des forêts. Elles faisaient de plus en plus d’incursions dans les zones habitées. Une partie des troupes abandonnées sur place à la fin de la guerre n’avait jamais réussi à s’intégrer. Les enfants des envahisseurs, maintenant adultes, s’étaient organisés en bandes armées plus ou moins nomades et s’attaquaient parfois aux villages et communautés des régions avoisinantes.

Une fois de plus, comme à la fin du siècle précédent, les petites îles de la mer intérieure avaient été oubliées par le reste du monde et ironiquement, c’est cette tradition de vie presque en autarcie qui les avait plutôt préservées des grands chamboulements des dernières décennies.

Pourquoi vouloir quitter l’île ? La vie y était plus dure que dans ses souvenirs d’enfance, mais elle lui semblait bien plus facile que partout ailleurs.

 

— Kei ?
— Oh désolé, j’avais la tête ailleurs…
— J’ai lu ce que tu as écrit. J’y ai apporté quelques corrections.
— Merci, Papa.
— Viens, je te montre.

 

Kei ne pouvait jamais trop se fier aux corrections de son père. Certes, il s’agissait des souvenirs du vieil homme, son droit de regard avait son importance. Lorsque son père lui racontait le passé, sa parole puisait directement dans les souvenirs lointains, presque sans filtre. Par contre, les changements qu’il apportait après coup étaient souvent moins fiables, que ce soit à dessein ou non.

 

— OK, Attends un peu, je vais faire bouillir de l’eau. J’ai un peu soif, j’imagine que toi aussi. Ensuite, si tu veux bien, j’aimerais plutôt que tu me racontes comment la guerre a débuté.

 

(à suivre)

 

 

Author(s)

Français exilé à l'autre bout du monde, DavidB écrit. Il n'écrit pas toujours très bien, mais qu'importe, le but est d'écrire. Il fait aussi d'autres trucs parfois.

MetaStructure est un de ses plus vieux projets. Débuté au début des années 2000, il fut maintes fois interrompu, repris à zéro, recommencé. Mais il ne veut pas disparaître, alors mettons-le sur le web au lieu de le laisser dans des cahiers de notes et des fichiers .doc sur des disques durs.


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