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La Fête (deuxième partie)

 

Les trois amis n’avaient pas remarqué la grosse berline noire s’était arrêtée à quelques mètres, encore moins l’homme qui venait d’en sortir.

Ils se regardèrent. Aucun ne voulait être celui qui allait dire une connerie. Ils montèrent donc tous trois à l’arrière de la voiture sans mot dire.

Le trajet dura quelques minutes à peine. S’ils n’avaient pas été atteints d’un mutisme soudain mais temporaire, l’un d’eux aurait probablement fait une remarque sur le fait qu’on ne leur avait pas bandé les yeux. C’était bien le genre de trucs que Bruno aurait dit en temps normal.

La voiture s’arrêta au pied d’un immeuble assez banal, dans une petite rue du centre-ville. Tom était certain d’être passé devant des dizaines de fois.

L’homme brisa le silence :

— Nous sommes arrivés.
— Euh… On descend ?
— T’es con ou quoi ? Bien sûr qu’on descend.

L’homme leur sourit en refermant la porte de la voiture derrière eux. Il appuya sur un interphone à peine visible et chuchota quelque chose dedans.
Il les laissa sur le pas de la grande porte en vieux bois quand celle-ci eut terminé de s’ouvrir.

— C’est au troisième étage. Amusez-vous bien.
— Euh… Merci…
— Je vous souhaite une très bonne soirée.
— Euh… Merci…

La montée en ascenseur leur parut plus longue que le trajet en voiture. Au troisième étage, les portes s’ouvrirent sur un long couloir aux lumières tamisées et rempli de monde.

Les convives discutant à côté de la porte leur firent un bref sourire accueillant puis reprirent leurs conversations. Ce couloir ne menait pas à la Fête. Ils venaient de faire leur entrée dans la Fête.

Le grand appartement aux nombreuses pièces occupait tout l’étage, certainement plus. Plusieurs dizaines de person­nes – jusqu’à une centaine peut-être ? – discutaient, buvaient, dansaient, mangeaient et prenaient du bon temps de toutes les façons dont on prend du bon temps dans les fêtes.

— Ah ! Les voilà ! Vous voici ! Les amis d’Alain ! Désolé je ne crois pas qu’il soit présent ici ce soir mais qu’à cela ne tienne soyez les bienvenus ! Bienvenus à la Fête ! Laissez-moi vous faire visiter les lieux et vous expliquer ce à quoi vous êtes en droit de vous attendre ce soir ! Mais d’abord je…

L’être qui s’adressait à eux sans même prendre le temps de respirer et qui se mit à voler d’une pièce à l’autre tout en prenant garde à ne pas perdre les trois amis était vêtu d’une chemise à jabot ouverte sur un T-Shirt orange et recouverte par une veste à queue de pie. Le tout associé d’un pantalon treillis en tartan rouge et vert. Il était coiffé d’un bonnet de bouffon comme on pouvait les imaginer à la cour du roi Henri III et son visage androgyne était teinté de tons métalliques autour des yeux et sur les lèvres.

Il semblait connaître tout le monde et il était visiblement en charge de s’assurer que les invités s’amusent bien. Il ne donna pas son nom, mais on put entendre quelques habitués l’appeler MC. Les trois nouveaux venus ne comprirent jamais si cet acronyme était le raccourci d’un prénom ou si c’était sa fonction.

Après leur avoir montré la plupart des pièces d’importance qui constituaient le lieu de la Fête, il les invita à se rafraîchir et se sustenter à leur guise selon ses propres termes puis disparut comme il était arrivé, avec de grands gestes et un flot de paroles ininterrompu.

Il les avait laissés devant le bar – devant l’un des bars – ils passèrent donc commande. Ils purent vérifier que les boissons étaient bien gratuites et à volonté comme ils avaient cru entendre (le?) MC le dire.

— Eh les gars regardez là bas ! Les trois types bleus. La légende était donc vraie !

La légende, c’était qu’il y a plusieurs semaines, une des soirées à thème les plus mémorables de l’histoire de la Fête s’était déroulée : La Soirée Bleue. Et il se disait en ville que certains des participants de cette soirée n’en étaient tout simplement jamais partis et avaient décidé de perpétuer la Soirée Bleue pour aussi longtemps que possible. Ils étaient devenus les vétérans de la Fête et de véritables légendes dont la réputation s’était étendue à une bonne partie de la population estudiantine locale, même si – comme toutes les autres choses ayant trait à la Fête – le débat faisait rage quant à la véracité de la rumeur.
L’un des Hommes Bleus passa tout près d’eux et commanda un Blue Lagoon. À son retour du bar, il s’arrêta net devant Tom. Ils se dévisagèrent quelques secondes. Les yeux de l’homme bleu s’agrandirent.

— Tom ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
— Euh… Je… Oh putain ! Gilles ? C’est toi ?
— Ben ouais. Oh la, la, ça fait longtemps !
— Et toi donc ! On se demandait tous où tu étais passé….

Tom et son ami bleuté commencèrent alors à s’informer l’un des dernières nouvelles du monde extérieur et l’autre des rouages de la Fête. David et Bruno se désintéressèrent peu à peu de cette conversation qui n’en finissait pas et ne les concernaient que peu. Ils se mirent à faire ce qu’ils avaient l’habitude de faire dans les fêtes habituelles : boire et tenter de faire la connaissance de membres du sexe opposé.

Bruno eut le plus de succès et se fit rapidement emporter qui sait où non pas par une, mais par deux charmantes jeunes femmes. Elles provenaient de quelque part en Europe centrale, mais c’est à peu près la seule chose que David eut réussi à apprendre à leur propos avant de perdre de vue son vieil ami et les nouvelles amies de celui-ci.

David se retrouva seul au milieu de la pièce et d’un groupe d’une dizaine de personnes qui discutaient et rigolaient et ne lui prêtaient pas la moindre attention. Il fit quelques pas en arrière et s’adossa au mur, regardant les gens qui passaient devant lui. Connaissait-il quelqu’un ? Non. Il semblait que non. Il alla dans la pièce voisine, puis celle d’après. Il trouva finalement une pièce un peu plus calme que les pièces bondées et celles où l’on dansait. Il essaya de capter un regard, puis un autre. Sans succès. Une troisième personne lui rendit son sourire, leva son verre dans sa direction et disparut avant que David ne puisse s’approcher. Dans la pièce suivante, un petit salon peu éclairé, il y avait un canapé en cuir violet. Une jeune femme, plutôt à son goût, était assise là, seule. Il prit son courage à deux mains, s’assit à côté d’elle et entâma la conversation :

— Bonsoir.
— Bonsoir.
— Je m’appelle David.
— Ah ouais ?… Super !… Acquiessa-t-elle avec un grand sourire.
— Euh… Oui… Et toi ?
— Ah ouais… Super !… Son sourire s’agrandissait.
— Tu… Tu t’appelles comment ?
— Ah ouais… Lorène… Je m’appelle Lorène… Elle continuait à acquiescer en souriant.
— C’est la première fois que tu v…. (Mais t’es con ou quoi ? Tu peux pas dire un truc encore plus bateau ?)
— Ah ouais… Super !… C’est génial ici, hein ?
— Euh ouais…
— Ouais…
— Et tu…

Elle ne le laissa pas finir sa phrase, elle se baissa, posa sa tête sur ses genoux et s’endormit dans la seconde qui suivit.
Il chercha du regard : une réaction d’une connaissance de la jeune femme, quelque chose comme ça… Personne ne se préoccupa ni de lui, ni d’elle. Il resta immobile quelques minutes. Cherchant encore un peu d’aide du regard mais sans trop d’espoir. Malgré le bruit ambiant, on pouvait entendre ses ronflements. Personne ne semblait les voir. Au bout d’un certain, il se décida. Il prit aussi délicatement que possible la tête de Lorène entre ses mains et il la déposa sur le canapé, se levant doucement en même temps. Il la regarda encore un peu, et ne la considérant pas en danger, il s’éloigna.

Il chercha Tom, mais pas moyen de lui mettre la main dessus. (Le ?) MC apparut soudain, mais il était déjà reparti avant que David ne puisse l’interpeler. Il tenta de se joindre à plusieurs groupes, mais à chaque fois sans succès. Malgré quelques regards et sourires polis, personne ne semblait vraiment intéressé par ce qu’il avait à leur dire, et il se rendit compte que le sentiment était souvent partagé.

Si bien que, moins d’une heure après son arrivée, il se retrouva à siroter seul une vodka orange assis sur un petit sofa d’un autre salon calme et peu bondé à l’étage supérieur de l’appartement géant. Un petit groupe de gens discutaient tranquillement trois mètres plus loin. Eux non plus ne semblait pas s’intéresser au jeune homme. Il n’essaya même plus d’engager la conversation.

David avait été invité à la Fête. Il s’y était rendu. Il y était ! Combien de gens auraient accepté de faire des trucs qu’ils auraient plus tard regretté pour pouvoir se retrouver à sa place ? Il avait eu cette chance unique… et au final, il s’y emmerdait comme un rat mort à cette Fête…

Et il n’aimait pas trop là où ça allait le mener. Il allait boire quelques verres de plus, s’emmerder un peu plus jusqu’à finalement quitter le lieu pour aller broyer du noir dans les rues désertes de la ville. Ou bien, il allait rester assis là où il était, en continuant à boire jusqu’à ne plus se souvenir du restant de la soirée (il serait simplement rentré chez lui en pilotage automatique, et se serait effondré sur son lit jusqu’à tard dans la journée suivante).
Il n’avait pas encore fait son choix quand on vint s’asseoir à côté de lui.

— Vous pourriez boire quelque chose d’un peu plus distingué. Les screwdrivers, c’est bon pour les soirées d’étudiants.
— Pardon ?
— Tenez, votre verre est presque vide. Venez avec moi au bar. On va vous trouver une boisson qui convient mieux.
— Mais je… Bof, ouais, si vous voulez…

L’homme avait la trentaine, un costume beige sans cravate, le cheveu brun bien peigné. Il était un peu étoffé sans toutefois être gros et son sourire inspirait la confiance.

— Ce sera un Manhattan pour moi. Et pour vous ?
— Euh… Je…
— Nicolas, mets-moi un deuxième Manhattan pour le jeune homme. Il ne connaît pas. Il est temps de lui faire son éducation.
— Mais je…
— Quoi ?
— Non, rien…
— Id.
— Quoi ?
— Je m’appelle Id. Vous, vous êtes David, c’est bien ça ?
— Euh, oui. Comment vous savez ?
— On m’a parlé de vous.
— Ah bon…
— Oui.
— Qui ça ?
— Ce n’est pas important maintenant. Nous avons d’autres sujets à aborder. Et commençons par le plus important de tous : Trinquons !

Le jeune homme trinqua avec Id. Il goûta au cocktail.

— Alors, il est comment ce Manhattan ? N’est-ce pas là le meilleur cocktail de votre vie ?
— Euh, oui…
— Vous allez voir, vous en boirez d’autres tout aussi goûteux, voire même meilleurs. Vous avez une tête à aimer le Dirty Martini. Personnellement, je préfère l’Extra-Dry. Nous essaierons les deux ensuite, vous me direz.

Id avait raison. Ce premier Dirty Martini fut une révélation pour le jeune homme. Ils burent et parlèrent. Ils parlèrent et burent. Ils parlèrent de mixologie, mais aussi de bien d’autres choses. De choses que David avait du mal à croire. De choses qui le firent rêver, qui l’intriguèrent. De choses dangereuses et attirantes. David buvait les paroles de ce Mr Id, encore et encore. Il était fasciné, hypnotisé. Quelque chose se produisit. Un déclic. Id lui révéla des choses qu’il n’aurait jamais pu imaginer et qui pourtant lui semblaient évidentes, presque familières. Ils parlèrent ainsi jusqu’à très tard dans la nuit.

Bruno passa l’une des plus belles soirées de sa vie. Tom aussi. Ni l’un, ni l’autre ne furent plus jamais exacte­ment les mêmes par la suite.

David non plus.

Les deux amis ne revirent plus leur troisième comparse pendant très longtemps, des années. Mais avant la fin de la soirée, on vint leur dire de ne pas s’inquiéter. Bruno était de toutes façons trop occupé pour cela. Et Tom ne s’inquiéta donc pas quand il vit son ami monter dans l’ascenseur avec un homme au costume beige que le Maître de Cérémonie appelait Taulier.

Fin… Début…

 

 

Author(s)

Français exilé à l'autre bout du monde, DavidB écrit. Il n'écrit pas toujours très bien, mais qu'importe, le but est d'écrire. Il fait aussi d'autres trucs parfois.

MetaStructure est un de ses plus vieux projets. Débuté au début des années 2000, il fut maintes fois interrompu, repris à zéro, recommencé. Mais il ne veut pas disparaître, alors mettons-le sur le web au lieu de le laisser dans des cahiers de notes et des fichiers .doc sur des disques durs.

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