J’aimerais plutôt que tu me racontes comment la guerre a débuté.
(si vous avez raté le début, commencez par là)
Le vieil homme resta silencieux un moment.
— Si tu demandes à n’importe qui, on te répondra que la guerre a débuté pendant l’hiver 2022, quand la Russie a envahi l’Ukraine.
Ce n’est pas exactement le cas.
Oui, la guerre à proprement parler, celle qui tue et qui détruit, a bien débuté en 2022, quand les chars russes ont franchi la frontière ukrainienne. Mais la Russie n’aurait jamais gagné si elle n’avait pas commencé son travail de sape des années auparavant. Et je ne parle pas ici des événements de 2014.
Poutine est entré en guerre avec l’Ouest dès son arrivée au pouvoir. Il n’a jamais digéré la chute de l’Union Soviétique et il a toujours considéré la démocratie comme un système politique faible et indigne de respect.
Ça, tout le monde l’a compris assez rapidement quand – dès son arrivée au pouvoir – il a transformé la jeune démocratie russe en une triste parodie de la chose. Mais ce que peu d’Occidentaux réalisèrent, se confortant dans l’idée que jamais la Russie ne retrouverait la puissance de l’Union Soviétique, c’est que Poutine a toujours conscience de cet état de fait. Ce n’était pas son but. Du moins pas de la façon que l’Occident pensait.
Certes, la Russie n’avait plus la possibilité de se hisser au niveau des autres grandes puissances, mais pour devenir premier, devenir plus fort que les autres n’est pas la seule solution. On peut aussi faire chuter ceux qui sont devant. En tant qu’ancien du KGB, ce genre de sabotage était même une chose dans laquelle Poutine excellait.
— Je crois que je vois où tu veux en venir. Tu étais encore actif pendant ses premières années au pouvoir, n’est-ce pas ?.
— Oui. L’Organisation ne s’effondra qu’en 2006. Mais même si nous avons parfois travaillé sur le territoire russe, on ne s’occupait plus trop de géopolitique à ce moment-là. Du moins pas de manière directe.
Parfois, je me demande si nous aurions pu faire quelque chose pour le freiner. Nous avions vu la menace poindre, mais ce n’était pas une priorité pour nous. Quand ça l’est devenue, c’était trop tard. Essayer de survivre à la chute de l’Organisation fut ma seule préoccupation pendant ces années-là.
— Et les Autres ? Ils collaboraient avec lui ?
— Je n’ai jamais obtenu de réponse définitive à cette question. Il est certain qu’ils ont beaucoup recruté parmi les anciens du KGB pendant les années 90. Mais y on trouvait aussi des transfuges de la CIA, des Européens, et aussi… Oui, bon, tu sais.
C’est donc. au début des années 2010 que Poutine mit en action le plan qu’il préparait depuis son accès au pouvoir.
En Russie même, cela se traduisit par une répression systématique de toute opposition politique avec des méthodes subtiles au début, puis tout aussi expéditives que celles de sa jeunesse.
Pour l’Occident, sa stratégie fut donc de l’affaiblir en utilisant les valeurs qui lui étaient les plus chères : la démocratie et la liberté d’expression.
Entendons-nous bien, ce n’est pas Poutine qui a détruit la démocratie en Europe. C’est essentiellement le néolibéralisme qui l’a transformée en un vulgaire produit de consommation jetable comme tout ce qu’il a touché. Poutine n’a fait que profiter de l’aubaine. Il n’était pas le seul, les fascistes aussi. Poutine s’est d’ailleurs servi d’eux pour arriver à ses fins et pas qu’une fois. Ils étaient trop bêtes pour le réaliser. Sauf peut-être ceux dont les comptes en banque étaient directement remplis par la Russie, mais ils n’allaient pas s’en plaindre.
En parallèle, le Oldweb – on l’appelait encore Internet à l’époque – était devenu omniprésent. Et dans sa phase finale, ce qu’on appelait les réseaux sociaux en étaient devenus son coeur. Ils ont joué un rôle primordial dans l’entreprise de discorde de Poutine.
Là encore, que l’on ne se méprenne pas, il n’a aucun lien avec leur avènement. Il n’a fait que ce qu’il a toujours fait depuis ses jeunes années au KGB : trouver la faille d’un système et l’exploiter à son avantage.
Ce que l’on peut lui imputer c’est la montée en puissance de la désinformation (on appelait ça “fake news”) sur ces réseaux et ensuite sur les médias traditionnels qui eux aussi avaient perdu leur vocation d’informer après avoir tous été rachetés par des oligarques.
Il s’agissait d’attaquer la vérité, non pas en la muselant, mais en la noyant dans tellement de mensonges qu’elle fut réduite à juste du bruit au milieu des autres bruits.
La première victoire de Poutine sur l’Occident, c’est quand dans le discours public, toutes les opinions ont commencé à avoir droit de citer et à se valoir. Les idées les plus ridicules se sont retrouvées sur un pied d’égalité avec la réalité et les faits. Et les Occidentaux aimaient trop leur liberté d’expression pour voir le problème avant qu’il ne soit trop tard.
Les choses se sont précipitées à la fin des années 2010, quand les campagnes de désinformation ont commencé à porter leurs fruits.
Aux États-Unis, Donald Trump a été élu président. Nombreux sont ceux qui ont pensé que Poutine avait réussi à trafiquer les résultats des élections. Bien sûr qu’il ne l’a pas fait. Le penser c’était une fois de plus ne pas comprendre son modus operandi.
Noyer le discours public de fake news, lâcher les bonnes rumeurs dans les oreilles des bonnes personnes, surtout les éditorialistes d’extrême-droite – monnaie courante aux États-Unis – était bien plus facile à mettre en place que de modifier les résultats d’élections d’un pays étranger et pas exactement ami. Non seulement bien plus facile, mais aussi improuvable et tout aussi efficace. Il n’en fallut pas plus pour que la frange la plus conservatrice et la moins éduquée du pays ne fasse de la marionnette de Poutine leur nouvelle idole. Et comme tu le sais, cela signala le début de la fin pour ce pays qui avait dominé le monde pendant près d’un siècle mais où pourtant tout ou presque ne tenait qu’à un fil.
Toutefois, même si l’Amérique était l’ennemi principal de l’Union Soviétique et qu’il y avait forcément une volonté de revanche dans l’esprit de Poutine, même si elle était sa cible de par son statut de première superpuissance, l’Union Européenne était en fait un bien plus gros problème pour la Russie. Elle était son véritable adversaire.
Quand l’UE a commencé à s’étendre à l’Est, Poutine a pris ça pour un affront personnel. Que les anciens États satellites de l’Union Soviétique la rejoignent était une insulte. Que d’anciennes républiques de l’URSS le fassent elles aussi lui avait était inacceptable.
Les premières années, il n’a rien dit. Il a semblé accepter cet état de fait, mais en sous-main, il était encore plus actif en Europe qu’il ne l’était aux US. C’est quand l’Ukraine commença à regarder de plus en plus du côté de l’UE et de l’OTAN, que Poutine considéra qu’une limite avait été franchie. Il était donc temps de passer à l’action.
— Une chose que je n’ai jamais comprise, c’est qu’à l’époque il était le principal fournisseur de gaz de l’Union Européenne, n’est-ce pas ? Pourquoi n’a-t-il tout simplement pas “coupé les vannes” pour faire pression sur l’UE ?
— Il a laissé planer cette menace et les Européens se sont focalisé dessus. Mais la mettre à exécution n’aurait pas été très pertinent. C’était surtout une diversion. Mais pas seulement. Je te laisse goûter l’ironie du fait qu’il vendait cher à son ennemi une marchandise dont ce dernier avait grandement besoin. Oui, l’UE a littéralement enrichi la Russie et a aidé Poutine à obtenir les ressources nécessaires pour qu’il s’attaque ensuite à elle. Et surtout, il lui fallait le faire le plus rapidement possible. Même si publiquement, il disait se ficher de la crise climatique – entre autres choses pour pouvoir continuer à vendre son gaz – il savait que tôt ou tard le monde essaierait de se détourner des hydrocarbures et que c’était l’Union Européenne qui allait bientôt “couper les vannes” d’Euros en direction de la Russie.
— Je vois. Et donc, l’Ukraine ?
— Donc, l’Ukraine allait forcément être le premier champ de bataille de cette nouvelle guerre de moins en moins froide. Pendant que la Russie déstabilisait l’UE et les US à coups de fake news, tout en faisant semblant de coopérer sur bien des sujets, en Ukraine, en plus des fake news, la Russie était active sur le terrain, en créant de plus en plus de dissensions entre les Ukrainiens et les Russes d’Ukraine. Il y eut même les premiers conflits de 2014. Un coup d’essai pour Poutine. Jusqu’où pouvait-il aller avant de déclencher la colère de l’Occident ? Assez loin, apparemment : l’annexion de la Crimée ne déclencha pas beaucoup plus que des cris d’orfraie ici ou là.
Il savait donc qu’il avait les mains libres et il continua son travail de sape.
L’Amérique était affaiblie, au tour de l’UE.
En reprenant les mêmes méthodes que celles qui firent élire Trump, il permit la victoire du “Leave” au Royaume-Uni.
Le Brexit fut la pire chose qui pouvait arriver à l’Union à ce moment-là. L’un de ses membres les plus importants commettait plus un moins un suicide économique et diplomatique, tout en fragilisant tout le continent. Et les membres restants se mirent à douter. L’expansion de l’UE connut un coup d’arrêt. Le débat démocratique prit une tournure de plus en plus malsaine. Le néolibéralisme triomphant qui dirigeait l’UE était devenu aveugle. À la fois aveugle à ce qu’il se passait en dehors de ses œillères capitalistes, mais aussi à ce qu’il se passait dans la rue. Les classes dirigeantes d’Europe s’étaient coupées du peuple. Les droites d’Europe n’en avait jamais eu cure, et les gauches s’étaient peu à peu déconnectées du monde réel. Affaiblies par le rouleau compresseur du néolibéralisme, elles ne pouvaient simplement plus lutter. Surtout que la plupart des gauches européennes avaient gardé le même mode de fonctionnement qu’au 20e siècle, elles n’avaient juste pas compris que les choses fonctionnaient différemment en ce nouveau siècle, surtout les jeux d’acquisition de pouvoir. Elles persistaient à garder les mêmes méthodes de militantisme et de campagne électorale qui eurent parfois du succès 30 ans plus tôt, mais qui ne fonctionnaient tout simplement plus dans ce nouveau monde. Plus jamais elle ne s’approchèrent du pouvoir.
La machine à fake news tournait à plein régime et a réussi à réveiller les vieux fascismes que l’on pensait morts et enterrés depuis des décennies. À les réveiller, à les remettre sur pied, et à leur ouvrir bien trop de portes.
— Mais personne ne s’en rendait compte ?
— Si bien sûr. Et c’est le pire, je crois. Les gens allaient jusqu’à ironiser sur les “trolls russes” sans trop y croire, sans réaliser que la discorde et les divisions toujours plus grandissantes étaient bel et bien téléguidées, non pas par des adolescents dans leurs chambres, mais bien par le FSB. Il est vrai qu’il utilisait aussi des adolescents dans leurs chambres, ils étaient des idiots tout aussi utiles que ceux qui avaient réussi à se faire élire président ou premier ministre. Des gens se doutaient de quelque chose, mais ne pouvaient rien faire. Les pouvoirs en place non plus. Les plus cyniques pensaient pouvoir utiliser ce nouveau discours public à leur avantage, les autres ne faisaient que minimiser la chose pour cacher leur impuissance.
Puis il se passa une chose que même Poutine n’avait pas prévue. Le COVID-19, la première grande pandémie du 21e siècle. Sans elle, l’Europe aurait peut-être pu résister, qui sait ?
La Russie aussi fut affectée par la pandémie, mais moins que l’Europe et les États Unis. Là aussi, on peut blâmer d’un côté le néolibéralisme. La civilisation du “moi, je” dans une situation où le “nous” aurait dû prévaloir. Des gouvernants incapables de diriger leurs pays respectifs autrement que comme une entreprise, qui se retrouvèrent totalement dépassés rapidement. Et de l’autre, la désinformation encore et toujours.
Le pire exemple est probablement les anti-vaccins. Avant la première pandémie, ils n’étaient qu’une poignée, et absolument personne ne les prenait au sérieux. Deux ans plus tard, on les comptait par millions dans toute l’Europe et ailleurs. Ils portent une grande responsabilité dans le fait que l’Europe et les États Unis n’ont su lutter contre l’épidémie alors qu’elle était sous contrôle ailleurs, en particulier ici. Et même si cela n’a jamais pu être prouvé, j’y ai toujours vu la main discordienne de Poutine derrière tout cela. Sans eux, l’Europe aurait probablement pu contenir la pandémie. Sans eux, elle ne se serait peut-être pas effondrée.
Bref, début 2022, l’Occident était en total désarroi, il n’en fallait pas beaucoup pour le faire basculer. Poutine, tel les grands joueurs d’échecs russes du 20e siècle, avait préparé tous ses coups à l’avance. Il manufactura des tensions supplémentaires avec l’Ukraine, une excuse pour passer à l’acte.
L’invasion du pays débuta en février 2022. En plein hiver, personne n’a jamais vaincu la Russie en hiver.
La guerre en Ukraine même fut très rapide. Le pays n’était pas capable de résister, surtout qu’une partie de la population était pro-russe et a accueilli l’envahisseur à bras ouvert. Huit ans après la Crimée, le reste de l’Ukraine fut annexée sous les protestations mais l’inaction des gouvernements de l’Ouest et l’indifférence presque totale des peuples occidentaux.
— Et l’OTAN n’a rien fait ?
— Elle ne pouvait rien faire sans transformer l’Europe entière en champ de bataille.
— Mais, l’Europe est bien devenue un champ de bataille. C’est pas à ce moment-là ?
— Pas exactement, même si ça en est une conséquence indirecte. J’y viendrai plus tard.
Les sanctions, embargos et le reste sont tombés dans tous les sens contre la Russie, mais celle-ci n’avait pas dit son dernier mot. Bien entendu, elle commença par couper le gaz en direction de l’Europe. Je te laisse imaginer les conséquences sur le moral des gens de subir de telles pénuries d’énergie en plein hiver et en pleine pandémie exactement au moment où elle était devenue totalement incontrôlable.
Mais juste après la Russie en resta là. Elle calma même un peu les choses avec l’UE, ouvrit parfois les vannes de gaz au gré des négociations, toute en maintenant une forte présence militaire en Ukraine, officiellement pour y maintenir la paix, officieusement pour terminer d’y installer des Russes à tous les postes de pouvoir. Elle sembla se satisfaire de cette nouvelle guerre froide entre elle et l’Occident. Les observateurs et analystes pensaient qu’une fois l’Ukraine sous son contrôle, Poutine avait obtenu ce qu’il voulait et qu’il allait en rester là. Ils ne savaient pas ce qui allait se passer ensuite. Poutine, bien entendu, connaissait tous les détails.
Tu en connais aussi une bonne parti.
— Bien sûr, mais j’aimerai quand même l’entendre de ta voix.
— Écoute, il se fait tard, je te raconte demain ?
Source photographique : Kyiv City Council (CC 4.0)
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Français exilé à l'autre bout du monde, DavidB écrit. Il n'écrit pas toujours très bien, mais qu'importe, le but est d'écrire. Il fait aussi d'autres trucs parfois.
MetaStructure est un de ses plus vieux projets. Débuté au début des années 2000, il fut maintes fois interrompu, repris à zéro, recommencé. Mais il ne veut pas disparaître, alors mettons-le sur le web au lieu de le laisser dans des cahiers de notes et des fichiers .doc sur des disques durs.
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